S’occuper du social face aux défis émergents

Réinventer l’action sociale locale : au-delà du débat sur les CCAS

Introduction : Les nouveaux défis de l’action sociale territoriale

Dans un contexte marqué par la fragmentation sociale, le vieillissement démographique et la précarisation croissante de certaines populations, les réponses institutionnelles traditionnelles se trouvent aujourd’hui fortement questionnées. La récente proposition du « Roquelaure de la simplification » présentée par le ministre François Rebsamen le 28 avril dernier, envisageant de rendre facultative la création des Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS), illustre parfaitement ce paradoxe : alors que les besoins sociaux n’ont jamais été aussi importants, c’est le moment que l’on choisit pour potentiellement fragiliser l’un des maillons essentiels de notre chaîne de solidarité territoriale.

En tant que consultant spécialisé dans l’accompagnement au changement des structures sociales, j’observe quotidiennement les tensions qui traversent ce secteur : d’un côté, une demande sociale en constante évolution qui appelle des réponses innovantes et adaptées ; de l’autre, des contraintes budgétaires et organisationnelles qui poussent à la rationalisation, parfois au détriment de la proximité et de la qualité du service rendu.

Au-delà du débat légitime sur le caractère obligatoire ou facultatif des CCAS, c’est bien la question fondamentale de notre capacité collective à faire face aux défis sociaux émergents qui mérite d’être posée. Comment réinventer notre action sociale territoriale pour qu’elle réponde efficacement aux besoins de nos concitoyens les plus vulnérables, tout en s’adaptant aux contraintes contemporaines ? C’est à cette réflexion que je vous invite dans cet article.

Comprendre les changements sociaux actuels

Des mutations sociodémographiques profondes

Notre société connaît des transformations structurelles qui redessinent le paysage des vulnérabilités sociales. Le vieillissement accéléré de la population française constitue sans doute le phénomène le plus marquant : avec plus de 20% de personnes âgées de plus de 65 ans aujourd’hui et des projections qui annoncent 27% à l’horizon 2035, c’est toute notre approche de l’accompagnement qui doit être repensée.

Parallèlement, la structure familiale continue de se transformer : familles monoparentales, recomposées, personnes vivant seules… Ces évolutions fragilisent les solidarités traditionnelles et créent de nouveaux besoins d’accompagnement que les CCAS ont justement su prendre en charge ces dernières décennies, développant une expertise précieuse en matière d’intervention sociale de proximité.

Une précarité qui change de visage

La précarité elle-même évolue dans ses formes et son intensité. Aux côtés des publics traditionnellement accompagnés émergent de nouveaux profils de vulnérabilité : travailleurs pauvres, jeunes diplômés en difficulté d’insertion, personnes en situation de burn-out professionnel, familles de classe moyenne fragilisées par des accidents de vie… Ces nouvelles formes de précarité appellent des réponses différenciées que seule une expertise sociale de proximité peut apporter.

Une révolution numérique à double tranchant

La transformation numérique des services publics, si elle présente d’indéniables avantages en termes d’accessibilité et d’efficience, génère également de nouvelles formes d’exclusion. La fracture numérique touche encore plus de 13 millions de Français, principalement parmi les populations déjà vulnérables : personnes âgées, personnes en situation de handicap, ménages à faibles revenus… Dans ce contexte, les CCAS jouent souvent un rôle d’interface humaine indispensable entre ces publics et leurs droits dématérialisés.

 

Anticiper les défis émergents de l’action sociale

Une pression croissante sur les dispositifs d’aide sociale

Les projections économiques et sociales laissent entrevoir une augmentation continue des besoins sociaux dans les prochaines années. La crise énergétique, l’inflation des produits de première nécessité et la précarisation de l’emploi constituent autant de facteurs qui risquent d’accroître la demande d’aide sociale auprès des collectivités locales.

Or, rendre les CCAS facultatifs dans ce contexte pourrait créer une réponse territoriale à deux vitesses : d’un côté, des communes qui maintiendraient une action sociale structurée et professionnalisée ; de l’autre, des territoires où l’intervention sociale se limiterait au strict minimum légal, créant ainsi de véritables « déserts sociaux ».

 

Le défi du non-recours aux droits

L’un des défis majeurs identifiés ces dernières années concerne le non-recours aux droits sociaux. Selon les études récentes, ce phénomène touche entre 30% et 40% des bénéficiaires potentiels de certaines prestations sociales. Le rôle des CCAS comme « guichet unique » de proximité s’avère essentiel pour lutter contre ce phénomène, par un accompagnement personnalisé qui facilite l’accès aux droits des personnes les plus éloignées des institutions.

La suppression potentielle de ces structures pourrait donc accentuer le non-recours, générant à terme des coûts sociaux et économiques bien supérieurs aux économies administratives initialement visées.

 

L’enjeu de la coordination des acteurs

Face à la multiplication des intervenants dans le champ social (institutions publiques, associations, entreprises de l’ESS…), la coordination territoriale devient un enjeu stratégique. Les CCAS, par leur positionnement à l’interface entre la commune, les usagers et les acteurs sociaux, jouent un rôle essentiel de coordination et d’animation du réseau local de solidarité.

Leur disparition dans certains territoires risquerait de fragmenter davantage le paysage de l’intervention sociale, au détriment d’une approche globale et cohérente des situations individuelles.

 

S’adapter et innover face aux défis sociaux

Vers des CCAS réinventés plutôt que supprimés

Si certaines critiques concernant la « lourdeur administrative » des CCAS peuvent être légitimes, la réponse ne réside pas dans leur suppression mais dans leur transformation. Plusieurs pistes d’évolution méritent d’être explorées :

  • Une gouvernance simplifiée mais préservant la participation citoyenne : alléger certaines procédures tout en maintenant l’association des représentants de la société civile aux décisions, garantie d’une action sociale ancrée dans les réalités locales.
  • Une mutualisation renforcée à l’échelle intercommunale : développer les Centres Intercommunaux d’Action Sociale (CIAS) pour les communes de petite taille, plutôt que de laisser chaque commune gérer seule ses compétences sociales en régie.
  • Une digitalisation intelligente : mettre le numérique au service de l’efficience administrative tout en préservant l’accompagnement humain pour les publics qui en ont besoin.

Des innovations sociales inspirantes

Plusieurs territoires ont déjà initié des transformations prometteuses de leur action sociale locale :

  • Le modèle du « CCAS hors les murs » développé dans certaines communes rurales, avec des permanences décentralisées et des équipes mobiles qui vont à la rencontre des publics isolés.
  • L’approche par le « développement social local » qui fait des habitants non plus seulement des bénéficiaires mais des acteurs à part entière des solutions à leurs problématiques.
  • L’intégration des démarches de « design de services publics » pour repenser l’accueil et l’accompagnement à partir de l’expérience vécue des usagers.

Une professionnalisation nécessaire

L’ampleur et la complexité des défis sociaux actuels appellent une expertise de plus en plus pointue. Maintenir des structures dédiées comme les CCAS permet de préserver et développer cette expertise, à condition d’investir dans la formation continue des professionnels et dans le développement de nouvelles compétences (médiation numérique, approche interculturelle, connaissances juridiques spécialisées…).

Vers un nouveau paradigme de l’action sociale territoriale

Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que le débat sur le caractère obligatoire ou facultatif des CCAS ne peut se réduire à une simple question de simplification administrative. C’est bien d’un choix de société dont il s’agit : quelle place accordons-nous à la solidarité de proximité dans notre modèle social ?

Si des évolutions sont nécessaires pour adapter nos dispositifs d’action sociale aux défis contemporains, elles doivent s’inscrire dans une vision ambitieuse et non dans une logique purement gestionnaire. Plutôt que de fragiliser l’existant, construisons collectivement une action sociale territoriale :

  • Plus agile dans ses modes d’intervention
  • Plus inclusive dans sa gouvernance
  • Plus innovante dans ses approches
  • Plus préventive que curative

Cette transformation ne pourra réussir qu’à condition d’être co-construite avec l’ensemble des parties prenantes : élus locaux, professionnels de l’action sociale, représentants associatifs et, bien sûr, usagers eux-mêmes. C’est à ce prix que nous pourrons faire face efficacement aux défis sociaux de demain, tout en préservant ce qui fait la force de notre modèle : une solidarité de proximité, incarnée et adaptée aux réalités de chaque territoire.

En tant que consultant spécialisé dans l’accompagnement au changement des structures sociales, je reste convaincu que l’avenir n’est pas dans le démantèlement de nos outils de solidarité mais dans leur transformation visionnaire et pragmatique. Les CCAS ne sont pas un problème à résoudre mais une ressource à valoriser face aux défis sociaux qui nous attendent.

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