L’approche prédictive : un levier inexploité des politiques sociales territoriales

Je travaille depuis près de trente ans au cœur des politiques publiques françaises, aux côtés des collectivités territoriales, des organismes de sécurité sociale, des caisses d’allocations familiales et des centres communaux d’action sociale. Cette expérience m’a permis d’observer une réalité troublante : alors que le secteur privé a révolutionné sa relation client grâce à l’analyse prédictive des données, le secteur social reste majoritairement ancré dans une posture réactive. Nous attendons que les difficultés surviennent pour intervenir, que les familles franchissent nos portes pour les accompagner, que les ruptures se consomment pour tenter de les réparer.

Pourtant, les organismes sociaux disposent d’une richesse informationnelle considérable sur les parcours de vie des citoyens. Ces données, collectées au fil des interactions avec les usagers, constituent un patrimoine largement sous-exploité. Je suis convaincu qu’un changement de paradigme est non seulement possible, mais nécessaire. Passer d’une logique de guichet à une culture de l’anticipation représente un enjeu majeur pour l’efficacité et l’humanité de nos politiques sociales. C’est cette conviction que je porte depuis 2011 à travers les missions de Cabinet Dumonteil, et que je souhaite partager dans cet article.


Le paradoxe des données sociales

Les organismes sociaux français collectent quotidiennement une masse considérable d’informations sur les citoyens. Les caisses d’allocations familiales connaissent la composition des foyers, les revenus, les situations professionnelles, les parcours résidentiels. Les caisses primaires d’assurance maladie disposent des historiques de soins, des affections de longue durée, des parcours de santé. Les départements, à travers leurs missions de protection de l’enfance et d’insertion, accumulent des données précieuses sur les trajectoires des personnes accompagnées. Les centres communaux d’action sociale enregistrent les demandes d’aide, les situations de précarité, les besoins exprimés par les habitants.

Cette richesse informationnelle est principalement exploitée à des fins de gestion administrative, de pilotage statistique et de contrôle. Les tableaux de bord mesurent l’activité passée : nombre d’allocataires, montants versés, dossiers traités. Les études statistiques dressent des portraits de territoire à un instant donné. Les contrôles vérifient la conformité des situations déclarées. Toutes ces utilisations sont légitimes et nécessaires, mais elles partagent une caractéristique commune : elles regardent dans le rétroviseur.

Ce qui manque cruellement, c’est l’exploitation prospective de ces données. Comment identifier les familles dont la trajectoire laisse présager une fragilisation prochaine ? Comment repérer les allocataires susceptibles de basculer dans le non-recours à leurs droits ? Comment anticiper les besoins d’un territoire en matière de places d’accueil du jeune enfant ou de services aux personnes âgées ? Ces questions restent largement sans réponse, non par manque de données, mais par défaut de méthode et de culture.

Le cloisonnement des systèmes d’information constitue un frein majeur. Chaque organisme travaille avec ses propres bases, ses propres référentiels, ses propres outils. Les échanges de données restent limités, encadrés par des conventions complexes. Cette fragmentation empêche une vision globale des parcours et limite considérablement les possibilités d’analyse transversale. Un allocataire peut être accompagné simultanément par la CAF, le département et le CCAS sans que ces acteurs partagent une vision commune de sa situation et de son évolution probable.


Ce que le secteur privé nous enseigne

Le marketing prédictif, tel qu’il s’est développé dans le secteur privé au cours des deux dernières décennies, repose sur un principe simple : analyser les comportements passés pour anticiper les actions futures. Les grandes plateformes numériques ont porté cette approche à un niveau de sophistication remarquable. Netflix recommande des contenus en fonction de l’historique de visionnage. Amazon suggère des produits en analysant les parcours d’achat. Les banques détectent les clients susceptibles de résilier leur contrat pour leur proposer des offres de fidélisation.

Ces techniques reposent sur l’identification de signaux faibles, ces indices ténus qui, pris isolément, semblent anodins, mais qui, combinés et analysés, révèlent des tendances lourdes. Un client qui consulte moins fréquemment son espace personnel, qui contacte le service client pour des réclamations, qui compare les offres concurrentes : autant de signaux qui, agrégés, indiquent une probabilité élevée de départ. L’entreprise peut alors intervenir de manière proactive, avant que la décision ne soit prise.

La personnalisation des parcours constitue un autre apport majeur du marketing prédictif. Plutôt que de traiter tous les clients de manière uniforme, l’entreprise adapte ses interactions en fonction du profil, des besoins identifiés, du moment opportun. Le bon message, au bon moment, par le bon canal : cette promesse du marketing moderne pourrait utilement inspirer nos politiques sociales.

Naturellement, la transposition ne peut être directe. Les finalités diffèrent radicalement : le secteur privé cherche à maximiser le profit, le secteur social vise l’intérêt général et la réduction des inégalités. Les contraintes éthiques sont plus fortes : manipuler un citoyen vulnérable pour l’inciter à consommer serait inacceptable. Le cadre réglementaire, notamment le RGPD, impose des garanties strictes sur l’utilisation des données personnelles. Mais ces différences n’invalident pas l’intérêt d’une approche prédictive ; elles en dessinent simplement les contours légitimes.


Applications concrètes pour les politiques sociales

La prévention du non-recours aux droits constitue sans doute l’application la plus prometteuse d’une approche prédictive dans le champ social. Les travaux de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) de l’Université Grenoble-Alpes ont mis en évidence l’ampleur de ce phénomène : le taux de non-recours atteint 34 % pour le RSA, 50 % pour le minimum vieillesse, plus de 30 % pour de nombreuses autres prestations. Chaque année, plusieurs milliards d’euros de prestations sociales ne sont pas réclamés par leurs bénéficiaires potentiels. Ce non-recours touche particulièrement les personnes les plus fragiles, celles qui auraient le plus besoin de ces aides. Les causes sont multiples : méconnaissance des droits, complexité des démarches, sentiment de stigmatisation, ruptures dans les parcours administratifs.

Une approche prédictive permettrait d’identifier les allocataires à risque de non-recours avant que la situation ne se dégrade. En analysant les trajectoires passées, on peut repérer les profils, les moments de vie, les configurations familiales qui précèdent généralement un décrochage. Une séparation conjugale, une perte d’emploi, un déménagement : ces événements constituent des moments de vulnérabilité où le risque de non-recours augmente significativement. Plutôt que d’attendre que l’allocataire revienne de lui-même, l’organisme pourrait le contacter de manière proactive pour vérifier sa situation et l’accompagner dans ses démarches.

La détection précoce des familles en voie de fragilisation représente un autre champ d’application majeur. Les travailleurs sociaux le savent bien : lorsqu’une famille arrive dans leur bureau, la situation est souvent déjà dégradée. Les impayés se sont accumulés, les tensions familiales ont explosé, les enfants montrent des signes de souffrance. Intervenir plus tôt permettrait d’éviter bien des drames et de réduire les coûts humains et financiers de la prise en charge.

L’analyse croisée des données disponibles pourrait alimenter des systèmes d’alerte précoce. Une famille qui cumule plusieurs facteurs de risque, dont les indicateurs évoluent défavorablement sur plusieurs mois, pourrait faire l’objet d’une attention particulière. Non pas d’un contrôle intrusif, mais d’une proposition d’accompagnement, d’une main tendue avant que la chute ne survienne.

L’optimisation de l’allocation des ressources des travailleurs sociaux constitue un enjeu connexe. Ces professionnels sont confrontés à des charges de travail croissantes, avec des portefeuilles de situations toujours plus lourds. Comment prioriser les interventions ? Comment concentrer l’énergie sur les situations qui nécessitent réellement un accompagnement intensif ? Une approche prédictive pourrait aider à objectiver ces arbitrages, en identifiant les situations à fort potentiel de dégradation qui justifient une intervention rapide.

L’anticipation des besoins territoriaux offre également des perspectives intéressantes. En matière de petite enfance, par exemple, le croisement des données démographiques, des inscriptions scolaires, des projets immobiliers et des évolutions socio-économiques permet de projeter les besoins en places d’accueil à horizon de trois à cinq ans. Cette vision prospective est indispensable pour planifier les investissements et adapter l’offre de services aux réalités futures du territoire.

Enfin, la personnalisation des parcours d’accompagnement pourrait considérablement améliorer l’efficacité des interventions sociales. Tous les allocataires n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes freins, les mêmes leviers de mobilisation. Adapter les modalités d’accompagnement en fonction des profils et des trajectoires observées permettrait de gagner en pertinence et en efficience.


Une approche éprouvée depuis 2011 par Cabinet Dumonteil

Ces réflexions ne relèvent pas de la théorie abstraite. Elles s’enracinent dans une pratique professionnelle que je développe depuis 2011 à travers les missions de Cabinet Dumonteil. Au fil des années, j’ai construit une méthodologie d’ingénierie sociale qui intègre cette dimension prospective et anticipatrice.

Tout a commencé par un constat simple : les diagnostics territoriaux traditionnels, aussi rigoureux soient-ils, présentent une limite fondamentale. Ils photographient une situation à un instant donné, mais peinent à éclairer les dynamiques à l’œuvre et les évolutions probables. Or, les décideurs publics ont besoin de cette vision prospective pour orienter leurs politiques. Construire une crèche prend plusieurs années ; si le diagnostic ne tient pas compte des évolutions démographiques prévisibles, l’équipement risque d’être surdimensionné ou sous-dimensionné à son ouverture.

J’ai donc progressivement développé une approche qui croise systématiquement plusieurs sources de données : les fichiers des caisses d’allocations familiales, les données démographiques de l’INSEE, les informations issues des services municipaux, les remontées qualitatives des professionnels de terrain. Ce croisement permet de dépasser la simple photographie statistique pour identifier des trajectoires, des dynamiques, des signaux faibles.

Les diagnostics territoriaux que je réalise pour les collectivités et les EPCI intègrent ainsi une dimension prospective structurée. Au-delà du constat de l’existant, ils proposent des scénarios d’évolution, identifient les zones de tension prévisibles, alertent sur les risques émergents. Cette approche a démontré sa valeur ajoutée auprès de nombreux commanditaires, qui disposent ainsi d’outils d’aide à la décision véritablement opérationnels.

Les évaluations de politiques publiques que je conduis s’inscrivent dans la même logique. Évaluer, ce n’est pas seulement mesurer les résultats passés ; c’est aussi comprendre les mécanismes à l’œuvre pour anticiper les effets futurs. En analysant finement les parcours des bénéficiaires, les facteurs de réussite et d’échec, les points de rupture, on peut formuler des recommandations qui ne se limitent pas à corriger les dysfonctionnements constatés, mais qui préparent l’avenir.

Les schémas directeurs enfance-jeunesse que j’accompagne illustrent particulièrement bien cette approche. Ces documents stratégiques engagent les collectivités pour plusieurs années. Ils doivent donc reposer sur une vision prospective solide des besoins du territoire. La méthodologie que j’ai développée intègre des projections démographiques fines, une analyse des dynamiques socio-économiques, une identification des publics émergents. Les élus et les techniciens disposent ainsi d’une feuille de route ancrée dans la réalité probable de leur territoire à moyen terme.

Cette expérience de plus de treize ans démontre une chose essentielle : l’approche prédictive n’est pas réservée aux géants du numérique disposant de moyens colossaux. Elle est accessible aux acteurs publics, à condition de mobiliser les bonnes méthodes, les bonnes compétences et la bonne volonté. Les données existent ; il suffit de les faire parler autrement.


Conditions de réussite et points de vigilance

Le déploiement d’une approche prédictive dans les politiques sociales ne va pas de soi. Plusieurs conditions doivent être réunies pour en garantir la réussite et la légitimité.

La qualité des données constitue un prérequis fondamental. Des données incomplètes, obsolètes ou mal renseignées produiront des analyses biaisées et des prédictions erronées. Les organismes sociaux doivent investir dans la fiabilisation de leurs systèmes d’information et dans la formation de leurs agents à la saisie rigoureuse des données. L’interopérabilité des systèmes représente un autre défi technique majeur. Tant que les bases de données resteront cloisonnées, les possibilités d’analyse croisée demeureront limitées.

Les compétences nécessaires ne se trouvent pas spontanément dans les organisations. L’analyse prédictive requiert des savoir-faire spécifiques, à la croisée de la statistique, de l’informatique et de la connaissance métier. Les collectivités et les organismes sociaux devront soit développer ces compétences en interne, soit s’appuyer sur des prestataires spécialisés. Cabinet Dumonteil s’inscrit résolument dans cette seconde option, en apportant une expertise d’ingénierie sociale enrichie par cette dimension analytique.

Le cadre éthique et réglementaire impose des garanties strictes qui doivent être scrupuleusement respectées. Le RGPD encadre l’utilisation des données personnelles et impose notamment les principes de finalité, de proportionnalité et de minimisation. Une approche prédictive dans le champ social ne peut se déployer que dans le respect de ces principes, avec des finalités légitimes clairement définies : améliorer l’accès aux droits, prévenir les ruptures, optimiser l’accompagnement. Toute dérive vers une surveillance généralisée ou une stigmatisation des populations fragiles serait inacceptable.

Le Conseil d’État, dans son étude de 2022 sur l’intelligence artificielle et l’action publique, a posé sept principes fondateurs pour une IA publique de confiance : primauté humaine, performance, équité et non-discrimination, transparence, sûreté, soutenabilité environnementale et autonomie stratégique. Ces principes constituent une boussole précieuse pour le déploiement d’approches prédictives dans les politiques sociales.

Enfin, l’accompagnement du changement culturel ne doit pas être sous-estimé. Passer d’une logique réactive à une logique anticipatrice suppose une transformation profonde des représentations et des pratiques professionnelles. Les agents doivent comprendre l’intérêt de cette approche, être formés aux nouveaux outils, être associés à la définition des usages. Sans cette adhésion, les plus belles solutions techniques resteront lettre morte.


Je suis convaincu que les politiques sociales françaises sont à un tournant. Les défis auxquels elles font face, augmentation de la précarité, vieillissement de la population, complexification des parcours de vie, exigent des réponses renouvelées. Continuer à fonctionner sur un mode essentiellement réactif, en attendant que les difficultés se manifestent pour intervenir, n’est plus tenable.

L’approche prédictive offre une voie prometteuse pour transformer notre action sociale. Non pas en substituant l’algorithme au travailleur social, mais en donnant aux professionnels et aux décideurs des outils pour mieux anticiper, mieux cibler, mieux accompagner. Les données existent ; les méthodes sont éprouvées ; les bénéfices potentiels sont considérables, tant pour les usagers que pour les finances publiques.

À travers Cabinet Dumonteil, je m’engage depuis plus de treize ans dans cette voie. Les missions que j’ai conduites auprès des collectivités, des CAF, des CCAS démontrent que cette approche est non seulement possible, mais féconde. Je continuerai à la porter et à la développer, avec la conviction que nos politiques sociales méritent cette ambition.

Le passage d’une logique de guichet à une culture de l’anticipation constitue un défi majeur pour les années à venir. Je suis prêt à accompagner les acteurs publics qui souhaitent s’y engager.

Je suis Laurent Dumonteil. Depuis trente ans, j’accompagne les acteurs publics à mieux servir les familles. Si cet article fait écho à vos préoccupations, je serai heureux d’en prolonger la réflexion avec vous.


Références bibliographiques

ODENORE (2012), L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Cahiers libres ». Cet ouvrage fondateur de l’Observatoire des non-recours aux droits et services de l’Université Grenoble-Alpes démontre, chiffres à l’appui, que le non-recours aux prestations sociales représente chaque année plusieurs milliards d’euros non versés aux bénéficiaires potentiels, bien au-delà du montant de la fraude sociale.

Conseil d’État (2022), Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance, Étude annuelle, Paris, La Documentation française. Cette étude plaide pour une politique volontariste de déploiement de l’intelligence artificielle dans les services publics, fondée sur sept principes de confiance, et propose des recommandations concrètes pour doter la France d’une gouvernance adaptée aux enjeux de l’IA publique.

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