On parle souvent d’équipement, de connexion internet, de zones blanches. Pourtant, une étude récente vient bouleverser nos certitudes : la fracture numérique se joue d’abord dans les têtes. Et si nous passions à côté de l’essentiel depuis des années ?
Un constat qui interpelle nos pratiques
Chaque jour, dans les services publics, nous observons le même phénomène. Des usagers équipés d’un smartphone dernier cri qui refusent de faire leurs démarches en ligne. Des agents qui maîtrisent parfaitement les outils numériques au travail mais qui rechignent à utiliser les nouvelles applications. Des collectivités qui investissent massivement dans la modernisation de leurs services, pour constater que les taux d’utilisation stagnent désespérément.
Le Conseil National de la Refondation Numérique a commandé au CREDOC une étude approfondie pour comprendre ces paradoxes. Les résultats sont édifiants et nous obligent à repenser entièrement notre approche de l’inclusion numérique.
Les chiffres qui changent tout
L’étude révèle que près de la moitié de la population française déclare des freins à l’usage du numérique qui ne relèvent ni de l’équipement, ni de la connexion, ni même des compétences techniques au sens strict. Ces freins sont ce que les chercheurs appellent des « freins psychosociaux » : des croyances, des valeurs, des attitudes, des perceptions qui entravent l’appropriation des technologies numériques.
Concrètement, trois grandes familles de freins ont été identifiées. Les freins de protection concernent 47 % de la population et se centrent sur l’identification de risques perçus comme tangibles : la cybercriminalité, les vols de données personnelles, le harcèlement en ligne. Ces craintes se fondent sur des croyances qui dépassent largement le fait d’avoir été réellement victime d’un préjudice. Elles alimentent des stratégies d’évitement parfois radicales.
Les freins socioculturels touchent 40 % de nos concitoyens. Ils reposent sur une posture profondément ancrée : celle de ne pas suffisamment maîtriser les outils, de risquer de commettre des erreurs, de se sentir financièrement ou socialement exclu. Cette représentation de ses propres compétences reflète autant des expériences personnelles d’échec que la perception d’un décalage par rapport à ce qui est perçu comme la norme dominante.
Enfin, les freins à l’adhésion concernent 20 % de la population. Ils se traduisent par une prise de distance volontaire ou un désintérêt sincère qui ne résulte pas d’un manque de moyens, mais d’un mode de vie qui n’a jamais intégré le numérique comme une nécessité. 🎯
Une typologie qui éclaire nos interventions
L’étude propose une classification particulièrement utile pour les professionnels que nous sommes. Elle distingue quatre grandes postures psychosociales à l’égard du numérique.
Les Réfractaires représentent 7 % de la population. Ils entretiennent une distance assumée au numérique, cohérente avec leurs valeurs et leurs modes de vie. Cette posture ne génère chez eux aucune frustration particulière. Ils ont fait un choix conscient et l’assument pleinement.
À l’opposé, les Technophiles constituent 37 % de la population. Ils expriment une confiance marquée dans le numérique, estimant qu’il facilite leur quotidien. Sans surprise, ils sont socialement proches des concepteurs de ces technologies : diplômés, urbains, familiers des codes de l’écrit et de la navigation dans des interfaces complexes.
Entre ces deux pôles, deux groupes traduisent les tensions propres aux freins psychosociaux. Les Empêchés, soit 18 % de la population, sont freinés par un sentiment de manque de compétences, de légitimité ou d’équipements adéquats. Paradoxalement, ils sont souvent adeptes de pratiques numériques et considèrent généralement ces technologies sous un angle positif. Ils voudraient faire plus, mais quelque chose les retient.
Les Inquiets représentent également 37 % de la population. Leurs usages sont traversés par la crainte de perdre le contrôle, en particulier autour des données personnelles. Ils utilisent le numérique pour son caractère pratique – démarches en ligne, achats – plutôt que par goût ou pour leurs loisirs. 🧭
Comprendre l’appropriation pour mieux accompagner
Ce que cette étude met en lumière, c’est le rôle déterminant des dynamiques d’appropriation. Un dispositif numérique, aussi bien conçu soit-il, ne sera utilisé que s’il peut s’insérer dans un contexte social et culturel donné. L’usager doit pouvoir l’intégrer à sa vie quotidienne tout en l’adaptant à ses propres besoins et projets.
Or, les concepteurs de ces dispositifs inscrivent dans leur design une vision souvent idéalisée et stéréotypée de l’utilisateur. Ils imaginent un usager « moyen », à l’aise à l’écrit, capable de naviguer dans des interfaces complexes. Cette représentation est directement influencée par leur propre positionnement social et culturel.
Le décalage entre cet usage prescrit et les réalités vécues par une grande partie de la population génère ce que les chercheurs appellent un phénomène de « mépris de soi ». Les personnes qui se sentent en décalage avec les normes d’usage dominantes développent des stratégies de justification. Le manque d’intérêt affiché ou le rejet du numérique deviennent alors des raisons socialement légitimes de ne pas utiliser ces outils.
Ce mécanisme psychosocial est fondamental à comprendre pour quiconque travaille dans l’accompagnement des publics. Nous ne sommes pas face à un simple déficit de formation technique. Nous sommes face à des enjeux d’identité, de reconnaissance sociale, d’estime de soi. 🌟
Repenser nos approches : une méthode en cinq dimensions
Face à ces constats, comment adapter nos pratiques professionnelles ? L’étude du CREDOC nous invite à dépasser les approches traditionnelles centrées uniquement sur la formation aux outils. Elle suggère une méthode plus globale, que nous pouvons décliner en cinq dimensions complémentaires.
Première dimension : reconnaître la légitimité des freins. Trop souvent, nous abordons les réticences au numérique comme des obstacles à surmonter, des résistances à vaincre. Cette posture est contre-productive. Les freins exprimés par les usagers sont légitimes, ils correspondent à des expériences vécues, à des valeurs, à des représentations qui ont leur cohérence. Les accueillir sans jugement est la première étape d’un accompagnement efficace.
Deuxième dimension : adapter les dispositifs aux contextes de vie. L’appropriation du numérique est socialement différenciée. Le rapport à l’écrit, par exemple, varie considérablement selon les milieux sociaux. Le courriel est largement approprié par les cadres alors qu’il reste peu utilisé dans les milieux modestes peu diplômés. Nos dispositifs d’accompagnement doivent tenir compte de ces réalités plutôt que de les ignorer.
Troisième dimension : valoriser les compétences existantes. Les personnes que nous accompagnons ne partent pas de zéro. Elles ont développé des « arts de faire » qui leur sont propres, des stratégies de contournement, des solutions bricolées qui fonctionnent dans leur contexte. Reconnaître ces compétences, les valoriser, s’appuyer sur elles est bien plus efficace que de chercher à tout reconstruire selon un modèle standardisé.
Quatrième dimension : travailler sur les représentations collectives. Les freins psychosociaux se construisent dans l’interaction avec les groupes d’appartenance. Les normes sociales présentes dans ces groupes influencent directement le rapport au numérique. Intervenir au niveau collectif, dans les familles, les associations, les quartiers, les entreprises, permet de faire évoluer ces représentations de manière plus durable.
Cinquième dimension : créer des espaces de pratique sécurisés. Les Empêchés et les Inquiets ont besoin d’espaces où ils peuvent expérimenter sans risque, où l’erreur est permise, où l’accompagnement humain reste disponible. Ces espaces ne doivent pas être conçus comme des lieux de formation au sens classique, mais comme des lieux de socialisation au numérique, où l’on apprend ensemble, où l’on s’entraide, où l’on construit progressivement sa confiance. 🤝
L’impact mesurable d’une approche psychosociale
Les territoires et les organisations qui ont intégré cette dimension psychosociale dans leurs stratégies d’inclusion numérique obtiennent des résultats significativement meilleurs. L’étude du CREDOC, menée dans le cadre du Conseil National de la Refondation, montre que la prise en compte des freins psychosociaux permet de toucher des publics jusqu’alors restés à l’écart des dispositifs traditionnels.
Plus précisément, les 18 % d’Empêchés constituent un public particulièrement réceptif à un accompagnement adapté. Ces personnes ont déjà des pratiques numériques, elles perçoivent généralement le numérique positivement, mais elles se sentent freinées par un sentiment d’illégitimité ou d’inadéquation. Un accompagnement qui travaille sur ces représentations, plutôt que sur les seules compétences techniques, peut libérer un potentiel d’usage considérable.
De même, les 37 % d’Inquiets peuvent voir leurs pratiques s’étendre si l’on répond à leurs préoccupations légitimes en matière de protection des données et de contrôle. Cela suppose de ne pas balayer leurs craintes d’un revers de main, mais au contraire de les prendre au sérieux et de leur donner les moyens de maîtriser réellement leurs usages.
La référence complète de l’étude est disponible sur le site du CREDOC : https://www.credoc.fr/publications/la-societe-numerique-francaise-comprendre-les-freins-psychosociaux-a-lusage-du-numerique
Une opportunité pour les services publics
Cette approche psychosociale représente une opportunité majeure pour les services publics. À l’heure où la dématérialisation des démarches administratives s’accélère, comprendre et lever les freins psychosociaux devient un enjeu stratégique.
Les collectivités territoriales, les organismes de protection sociale, les services de l’État sont en première ligne. Ils doivent garantir l’accès de tous aux services publics, y compris pour les usagers qui rencontrent des difficultés avec le numérique. Cette responsabilité ne peut plus se limiter à proposer des formations techniques ou à maintenir quelques guichets physiques. Elle implique de repenser l’ensemble de la relation à l’usager.
Cela passe par la formation des agents à la compréhension des freins psychosociaux. Cela passe par la conception de services numériques plus inclusifs, qui tiennent compte de la diversité des publics. Cela passe par le développement de partenariats avec les acteurs de la médiation numérique. Cela passe, enfin, par une évaluation régulière de l’accessibilité réelle des services, au-delà de la seule conformité technique. 🏛️
Passons à l’action ensemble
Vous êtes directeur général des services, responsable de la relation usager, chargé de mission inclusion numérique, élu local ? Ces enjeux vous concernent directement. Les solutions existent, elles sont documentées, elles ont fait leurs preuves sur d’autres territoires.
Nus vous proposons d’échanger sur vos problématiques .
Comment se manifestent les freins psychosociaux dans votre organisation ?
Quels publics restent à l’écart de vos services numériques ?
Quelles pistes d’amélioration pourriez-vous explorer ?
Ensemble, nous pouvons construire des réponses adaptées à votre contexte, qui articulent transformation numérique et attention aux usagers les plus fragiles. C’est tout l’enjeu d’un service public moderne : utiliser la technologie comme un levier d’inclusion, jamais comme un facteur d’exclusion supplémentaire.
N’hésitez pas nous contacter pour en discuter. 📩
Je suis Laurent DUMONTEIL dirigeant, consultant et entre numérique et feuilles de brouillons, j’accompagne les services publics à permettre de jolies copies. J’accompagne les organisations et les équipes à innover, à se transformer et surtout à redonner de l’utilité publique dans une société qui en a bien besoin.
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Référence bibliographique :
CREDOC (2024). La société numérique française : comprendre les freins psychosociaux à l’usage du numérique. Rapport réalisé dans le cadre du Conseil National de la Refondation Numérique. Paris : Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie. Disponible sur : https://www.credoc.fr/publications/la-societe-numerique-francaise-comprendre-les-freins-psychosociaux-a-lusage-du-numerique
